Un miracle pour Noël
Depuis plusieurs jours le mistral soufflait en rafales contrariées qui secouait les platanes centenaires dressés devant un petit mas aux tuiles rondes. Ce matin pourtant, sa fureur semblait s’être assagie : Était-ce afin d’honorer ce jour un peu particulier ou bien était-ce ce qu’on pouvait qualifier de miracle de Noël ? Peut-être ni l’un ni l’autre, seulement un heureux hasard, qui déposa un sourire détendu sur les lèvres d’une jeune femme aux cheveux blonds, dont les mèches vaguement attachées en queue de cheval, lui battaient le visage. Elle descendait un escalier en bois qui craquait sous chacun de ses pas, sans qu’elle y accorde la moindre importance. Vêtue d’un simple pyjama short dont le top noir proclamait en lettres d’un jaune éclatant « la Force est avec toi », affirmation qui semblait des plus vrais ; la jeune femme finit de dégringoler les marches, avant de traverser une grande salle aux tommettes rouges et inégales.
D’un regard d’un bleu pénétrant elle parcourut le vaste salon avec agacement, passant sans s’y arrêter sur le sapin aux épines touffues dont la cime effleurait les solives en cyprès. A son pied, dissimulé en partie sous ses branches basses, toutes somptueusement parées de décorations, des paquets de diverses tailles entourés de rubans, attendaient leur heure. La jeune femme n’y accorda cependant aucun intérêt. Les sourcils froncés sur une colère rentrée, elle frissonna dans son tee shirt trop mince. Machinalement elle jeta un coup d’œil à la cheminée, dont l’âtre tout à fait refroidi n’abritait plus que quelques cendres éparses. Un nouveau frisson lui fit grimper une irrépressible chair de poule. Malgré cela elle renonça à allumer un feu, songeant avec humeur qu’elle avait bien plus besoin d’un café.
D’un pas vif elle poussa une porte en bois sombre. Elle entra dans une petite cuisine aux meubles blancs et au charme cosy. Avec des gestes qui trahissaient sa colère inexprimée, elle fourgonna dans toute la pièce, préparant un plateau sur lequel elle empila plusieurs tasses, tandis que le café coulait goutte à goutte, emplissant l’air d’une fragrance chaude, apaisante. En quelques minutes elle avait réuni tout ce qui était nécessaire pour un petit déjeuner royal, capable de rassasier un régiment entier. Elle attrapa la cafetière emplie à ras bord, la posant en équilibre précaire sur son plateau surchargé. Elle frotta machinalement ses bras nus, plus glacés intérieurement que du fait des températures extérieures. Apercevant une veste qui traînait sur le dossier de l’une des chaises en paille, entourant une table en bois clair, elle s’en saisit et s’y emmitoufla. Sur la polaire rouge s’accrochait çà et là des brins de paille ou de foin, ainsi qu’un cocktail de senteurs prégnantes de cheval, de cuir et de poussière. A son cœur défendant elle enfouit son visage dans le col du vêtement beaucoup trop large pour elle, respirant l’odeur dense qui s’en dégageait avec un bonheur proportionnel à sa colère. Son odeur.
Avec humeur elle se fustigea de se conduire comme une collégienne, ce qui redoubla son ressentiment. Retroussant les manches trop longues avec énervement, elle se saisit du plateau avec toute l’habileté d’un maître équilibriste. Elle poussa la porte du pied, entrant en coup de vent dans le salon. Avec des précautions d’artificier, elle posa son chargement sur une table basse faisant face à un canapé en cuir patiné. En se redressant elle s’avisa alors de la présence d’un couple, qui enlacé devant la cheminée, semblait vouloir à la fois allumer un feu et se dévorer au sens propre. L’une des activités paraissait en meilleure voie que l’autre…
En l’entendant entrer, ils sursautèrent de concert, revenant brusquement sur terre après leur vraisemblable envol vers des contrées toutes roses, bourrelées de licornes trottinant au-dessus d’arc en ciel. La jeune femme, toujours blottie entre les bras de son compagnon, grand brun aux cheveux un peu trop longs, lança d’un ton joyeux, tandis que son visage reflétait une seconde le bonheur pur qu’elle éprouvait :
-Eh, tu es déjà levée Max ! Veux-tu que je t’aide ?
La dénommée Max relégua son exaspération dans un recoin obscur de ses pensées, afin de lancer un brillant sourire à la jeune femme, dont la beauté, douce et délicate, était une sorte de rayon de soleil dans ce petit matin frisquet.
-Non ne t’en fais pas Lyne, tout est fait ; venez plutôt boire un café tous les deux.
En disant cela Max disposa les tasses sur la table en bois bruni par l’usage, versant le café dont l’arôme emplit soudainement la salle, la rassérénant du même coup. L’autre jeune femme, délaissant les bras du grand brun, pour l’attrait brûlant d’une tasse, se lova dans le canapé avec des gestes d’une sensualité toute féline dont elle semblait ignorer la portée, ou s’en désintéresser. Ramenant frileusement ses pieds nus sous ses fesses, elle dégusta sa boisson les yeux mi-clos, tandis que son compagnon la contemplait une seconde, un sourire tranquille et tendre aux lèvres, avant de lancer :
-Je vais chercher du bois !
Sans plus s’en faire il ouvrit la porte sur le froid hivernal qui avait pris possession de toute la Provence, disparaissant dans le timide petit jour.
Restées seules, les jeunes femmes savourèrent leur breuvage dans un silence paisible, que seule une profonde amitié pouvait rendre douillet comme un vieux pullover. Elles étaient aussi blondes et graciles l’une que l‘autre au point qu’on aurait pu les prendre pour deux sœurs, ce qu’elles n’étaient en aucun cas. Un observateur méticuleux aurait noté le bleu des yeux, plus profond de l’une, le blond plus intense de l’autre. Cependant peu importait leurs différences : elles se sentaient bien l’une avec l’autre et cela les contentaient suffisamment. Après quelques minutes d’un silence moelleux, celle dénommée Lyne qui se tenait en petite boule refroidie ramassée dans le canapé, lança un regard vers son amie tout en rompant la première le silence. Elle murmura :
-Tu as l’air crispé, quelque chose ne va pas ?
Max releva plus vivement la tête que nécessaire, contrariée d’être à la fois si transparente et encore aujourd’hui si sensible à tous ses faits et gestes. A toutes ses promesses, ses vaines promesses surtout. Elle sera les dents en reposant sa tasse presque brutalement.
-Non tout va bien.
Lyne continua à savourer son café en observant son amie, absolument convaincue du contraire. Elle n’ajouta toutefois rien de plus, se contentant de darder sur elle un regard d’un bleu pénétrant. Alors que cette dernière mimait sans beaucoup de crédibilité une décontraction qu’elle n’éprouvait pas, elle fut sauvée de l’insistance silencieuse de Lyne, par l’entrée impromptue de son compagnon, qui poussant brutalement la porte d’entrée d’un coup d’épaule, revenait les bras chargés de buches. Sans même s’apercevoir du silence, il s’avança joyeusement vers la cheminée, déposant sa brassée dans un panier dévolu à cet usage. Il se penchait afin de prendre du petit bois, lorsque la porte fut à nouveau rabattue sur la fraicheur hivernale, livrant passage à une jeune femme dont la solide silhouette était chaudement emmitouflée dans une doudoune du même rouge que la veste de Max. Dans son dos on pouvait lire en belle lettres rondes : Team Luc Gautier. Peu importe ce que cela pouvait bien signifier, elle le portait avec beaucoup de fierté.
Elle referma vivement le battant en s’exclamant sur la froideur des hivers Provençaux, tout en s’avançant dans la pièce en lançant d’enjoués « bonjour » et « joyeux Noël ». Chacun lui répondit avec plus ou moins d’entrain, ce qu’elle remarqua immédiatement. Tandis qu’elle ôtait son blouson et le déposait sur un porte manteau accroché à l’un des murs en pierre, elle fronça les sourcils.
-Ca n’a pas l’air d’aller ma douce, lança-t-elle en s’approchant du pouf multicolore où Max s’était laissée choir avec indifférence.
D’un haussement d’épaules, la jeune femme tenta de réfuter, mais c’était peine perdue, elle le savait par avance.
-Tout va bien Stephy, ne t’en fais pas, tu ne veux pas plutôt un café ?
Aussi inarrêtable qu’une tornade, Stephy fut sur elle en deux enjambées. Lui soulevant le menton, elle la força à la regarder droit dans les yeux.
-Ma pauvre chérie, ça ne va vraiment pas…
Le regard d’un bleu profond de Max se troubla, tandis qu’elle repoussait la main de son amie, serrant les dents de toutes ses forces afin de ne pas laisser paraître l’ampleur de sa peine et surtout de sa colère. Après tout on était le matin de Noël, il n’était pas nécessaire qu’elle gâche cette journée de fête. Avec un effort colossal elle parvint à bredouiller :
-Ca va Stephy, je t’assure…
Stephy se redressa, soudainement furieuse. Elle lâcha à mi-voix :
-Il n’est pas rentré hier soir c’est ça ?
En réalité c’était là moins une question qu’une affirmation. Max poussa un soupir qui ressemblait étrangement à un sifflement de rage. Avec une tendresse surprenante, Stephy la serra dans ses bras tout en s’exclamant :
-Qu’est-ce que je t’ai toujours dit ma douce ? Les mecs c’est comme les melons, il n’y en a pas un qui n’ait pas un goût de courge !
Elle tourna la tête vers le compagnon de Lyne qui continuait flegmatiquement à empiler du bois dans l’âtre afin d’allumer une flambée.
-Je dis ça aussi pour toi Matt’ !
Le dénommé Matt’, gratta une allumette qui embrasa quelques copeaux de bouleau, propageant le feu au reste du bois savamment agencé. Toujours accroupi devant la cheminée, il se contenta de rétorquer avec une sorte d’amusement qui dansait dans son regard brun :
-Oh ça je m’en doute ! Je ne pensais pas passer au travers ou que tu fasses une exception pour moi.
Sa réflexion eut pour effet de faire pouffer Lyne, à son corps défendant, détendant ainsi immédiatement l’atmosphère. Même Max’, esquissa un sourire avant de lancer d’un ton qu’elle s’efforça de rendre joyeux :
-Stephy n’a pas tort, désolé de le dire Matt’, mais parfois vous êtes tellement lourd les mecs !
Avec un agacement qu’elle ne pouvait dissimuler, elle se leva, enlevant brusquement sa veste comme si le feu tout juste démarré pouvait avoir déjà réchauffé la pièce. Avec humeur elle lança le vêtement sur le canapé, en laissant tomber entre ses dents serrées :
-Luc avait juré de rentrer hier soir… Il est parti en Sologne voir un cheval, il cherche toujours la relève de Kérosène, bref il n’est pas rentré.
-Oh il ne lui ait rien arrivé au moins ? S’alarma immédiatement Lyne.
-Tu parles, si encore il avait eu un prétexte d’accident, même pas ! Hier il m’a vaguement balancé un sms « tout va bien » et basta. Non mais vous vous rendez compte ! La veille de Noël, Monsieur se fend d’un « tout va bien » !
Au fur et à mesure qu’elle parlait, toute sa rancœur accumulée ressortait en vagues rageuses qui la faisaient trembler. Depuis le temps qu’elle le connaissait elle aurait dû savoir à quoi s’attendre de sa part. In fine peut-être était-ce sa propre crédulité qui l’énervait le plus. Alors qu’elle s’apprêtait à se lancer dans une longue et véhémente diatribe, elle entendit des pas dégringoler l’escalier. Elle ravala immédiatement les mots et les phrases qui se bousculaient déjà dans sa bouche, offrant à la place un sourire étonnamment détendu à un grand adolescent au regard d’un bleu arctique.
-Eh, Ethan, déjà levé mon grand ?
Le garçon fini de dévaler les marches, tout en remarquant :
-Salut m’an ! Bin vous êtes tous débout ?
-Oh non pas tous, Cassy dort encore, répondis Lyne en réprimant un bâillement, avant d’ajouter.
-D’ailleurs je vais aller voir si elle ne veut pas venir vérifier que le père Noël est passé. C’est étonnant de sa part, les autres années elle est la première debout !
-Veux-tu que j’y aille, lança Matt’ avec douceur.
-Non sers-toi un café, j’y vais. Joignant le geste à la parole elle bondit hors du canapé, et disparut bientôt à l’étage. Ethan, sans accorder plus d’importance que les adultes ne semblaient en mériter, s’approcha du grand sapin dont la cime effleurait les poutres. Ses pieds nus glissant sans bruit sur les tommettes anciennes, il commença à fureter avec conviction dans les paquets soigneusement enrubannés. Avec une étrange concomitance ils entendirent Lyne hurler, alors qu’Ethan grommelait avec mécontentement :
-C’est normal qu’il y ait des cadeaux d’ouverts ?
Matt’ se redressa, renversant la tasse qu’il venait à peine de remplir. Il la laissa tomber sur la table et se précipita vers l’escalier. Lyne, livide, le dévalait déjà. Il l’attrapa presque au vol alors qu’elle bredouillait :
-Elle n’est pas là ! Cassy n’est pas dans son lit !
Le cœur soudainement glacé, il la serra dans ses bras. En larmes elle se raccrocha à lui, alors qu’il tentait de la rassurer :
-On va la retrouver, ne t’inquiète pas…
Au même moment, ils entendirent les graviers du chemin rouler sous les pieds d’un cheval. Sans réfléchir, tous seulement mus par la peur réflexe d’un cheval égaré, ils se précipitèrent hors du mas, et tant pis pour les pieds nus, les pantoufles ou les pyjamas ! Seul rattraper un éventuel évadé était important. La route départementale menant à Fontvieille passait en contre bas, aussi ils ne pouvaient qu’imaginer la catastrophe d’un cheval livré à lui-même. Pourtant sous leurs yeux effarés, ce n’était absolument pas un entier Espagnol trop épris de liberté, qui arpentait l’allée menant aux écuries, mais un grand cheval de selle à la robe alezane accompagné par un vigoureux shetland dont le poil, tout gonflé par le froid le faisait ressembler à un mini mammouth. Un grand cavalier au regard d’un bleu glacial, montait l’exubérant cheval, tout en tenant le poney rondouillard au bout d’une longe. Un mince sourire éclairait son visage, tandis qu’une petite fille, toute menue, hissée en cavalière conquérante sur le dos rassurant du poney s’agitait et l’entretenait de mille choses certainement très sérieuses.
Sans s’en faire, le duo des cavaliers s’avancèrent vers le petit groupe effaré, qui trop ébahi ne faisait même pas cas de la fraîcheur de l’air. Ils stoppèrent à quelques mètres à peine. La petite sauta de sa monture afin de courir vers Lyne, tout en hurlant des « Maman ! Maman » tonitruants.
De manière tout à fait incongrue elle portait un déguisement de Wonder Woman passé sur un pull en laine et un legging. Ses joues étaient rosies par le froid tandis que ses yeux bruns pétillaient de bonheur.
-Maman ! Le Père Noël a vu que j’étais une vraie amazone, il m’a apporté la tenue de Wonder Woman ! Et Tonton Luc m’a emmenée l’essayer, et c’était trop bien.
Incrédule, Max’ considérait la scène avec un étonnement ahuri, ne sachant plus si elle devait hurler après Luc ou lui sauter au cou. Il approcha son cheval, qui facétieux saisit la longe du shetland entre les dents, sans pourtant que son cavalier n’y prête la moindre importance. Croisant le regard de la jeune femme, il lui lança un court sourire, peut-être un peu trop désinvolte, mais dont la tendresse était palpable.
Comme une somnambule elle s’avança vers lui, posant sa main sur sa jambe gainée de chaps en cuir brun. Tandis que l’alezan tiraillait à présent à pleines dents la selle du poney, qui lui renvoyait des regards furieux, il posa sa main sur celle de Max’, sans même prêter attention aux élucubrations équines.
-Je suis rentré tard hier soir, le cheval en fait n’était pas si bon. Je ne voulais pas te réveiller alors je suis resté dormir dans le salon. Ce matin c’est les farfouillements de souris de Cassy qui m’ont réveillé…
D’une voix un peu plus douce il ajouta :
-Elle voulait essayer son costume je ne pouvais pas faire moins que de l’emmener monter…
Sans quitter Max’ du regard, il serra ses doigts sur les siens, tandis que les émotions et les sentiments de la jeune femme se lançaient dans des saltos effrénés. Soudain, Stephy s’écria dans un éclat de rire joyeux qui les prit tous de court :
-Eh, vous savez quoi ? Le Miracle de Noël existe vraiment ! On l’a sous nos yeux : notre Campeón s’est découvert un cœur !
Le Mistral, joueur, poussa une petite bourrasque qui emporta leurs rires heureux, soulagés et réconciliés, essaimant leur bonheur sur toute la Provence.