Elle
Il fait soleil ce matin, mais aujourd’hui n’est pas un jour comme les autres chaque feuille, chaque brindille semblent le ressentir. Même les rayons de ce soleil printanier semblent plus chauds, plus doux, comme s’ils savaient eux aussi. Une mésange s’élance en pépiant, est-elle , elle aussi dans la confidence ?
Le jeune homme repoussa une mèche de ses cheveux bruns tout en respirant profondément. Même l’air paraissait avoir une tout autre saveur. Il referma la porte et vérifia l’heure sur sa montre pour la énième fois. Il se moqua de lui même, cela tournait à présent au tic nerveux. De toute façon il avait tout le temps voulu, il n’y avait jamais qu’une petite quinzaine de kilomètres jusqu’au village, que son vieux 4X4 saurait avaler en un petit quart d’heure.
Il inspira encore une fois tout en jetant un autre coup d’œil nerveux à sa montre. Dans moins d’une heure tout aurait changé. La nature le savait sans doute déjà, elle qui faisait de cette matinée, la plus accueillante et tendre des journées ; enrichissant un ciel d’étonnante couleurs pastel, faisant vrombir les buissons du chant des cigales amoureuses tandis qu’une brise tiède se gonflait des effluves des cerisiers en fleurs.
Il sourit à lui même : tout cela semblait si parfait. Faisant allégrement sauter les clefs dans sa main il s’avança vers son valeureux véhicule, haut sur roues, dont la carrosserie rouge avait connu des jours meilleurs. Peu importait, il ouvrit la portière et, en s’asseyant, il lança le moteur qui démarra du premier coup avec une bonne volonté surprenante. Décidément tous s’étaient ligués pour faire de cette journée une perfection ! Il enclencha la première en sifflotant, faisant bondir le gros tout terrain en avant. Il poussa le lecteur CD à fond, faisant résonner Bruce Springsteen dans tout l’habitacle et par de là, dans toutes les collines. Il accompagna le chanteur en sifflotant tout en battant une mesure enjouée sur son volant. Jamais il ne s’était senti aussi pleinement heureux. Tout à l’heure elle serait là, tout changerait alors. Son cœur bondit dans sa poitrine, ne pouvant croire à sa chance, bientôt, quelques minutes encore et il la verrait enfin. Une étrange émotion lui serra la poitrine, cela signifiait tant pour lui… Elle serait il le savait , la base de sa vie. Sans elle rien ne serait possible.
Il conduisait souplement avec cependant une légère nervosité parfaitement compréhensible. Il quitta bientôt le chemin de terre bordé de buissons rabougris, blanchis de poussière fine ; pour une petite route départementale qui le mènerait directement au centre du village, là où ils s’étaient donné rendez-vous.
Une sorte d’angoisse lui étreignit soudainement la gorge : serait-elle là comme il était convenu ?
Il accéléra sans même s’en rendre compte, anxieux tout à coup, des pensées étranges venant se télescoper dans sa tête : et si jamais elle ne correspondait pas à ce qu’il avait imaginé ? Si elle était soudain tout à fait différente de la représentation qu’il s’était fait d’elle ? Après tout il ne l’avait encore jamais vue dans la réalité, les seuls contacts qu’il avait pu avoir, avaient été par le net. Tout ce qu’il avait appris sur elle l’avait enthousiasmé, le décidant brusquement à rompre sa solitude. Elle serait celle qui permettrait ce miracle, le mot n’était pas trop fort. Cependant, et si elle n’était pas celle qu’il croyait ?
Il s’efforça de maîtriser ses appréhensions, allons il devait avoir confiance, elle ne pouvait être si différente des photos qu’il avait reçues d’elle. Il revit une seconde ses formes élancées et longilignes qui semblaient toutefois capables, malgré son apparente finesse, de résister à n’importe quels aléas imprévisibles de la vie. Il reprit peu à peu confiance. Non il n’avait pas eu tort de la faire venir, il n’avait même jamais eu, de toute sa vie de meilleur idée.
Tout à coup, eut-il un instant d’inattention ? Avait-il accordé plus de concentration à ses pensées qu’à la route ? En tout état de cause, une famille entière de sangliers, mère méfiante et marcassins tout de rayures vêtus, traversèrent la route à ce moment précis. Il eut un réflexe et freina brutalement, évitant de transformer les petits en crêpes pour corbeau, mais lui faisant perdre le contrôle de son vieux tout terrain. L’engin dérapa dans un crissement désarmant de ses pneus malmenés, avant de s’encastrer directement dans le talus, d’en grimper une bonne partie sur sa lancée et d’écrabouiller une longueur appréciable d’une clôture électrique. Après un ultime et pitoyable raclement, le 4X4 arrêta sa course folle et son moteur s’éteignit dans un lamentable crachoui.
Le garçon, un brin sonné, mit quelques instants avant de retrouver ses esprits. Il passa une main tremblante sur son visage. Hormis une coupure superficiel il n’avait rien. Il ouvrit d’un rude coup d’épaule la portière qui résista. Il chancela en posant les pieds dans l’herbe aux pousses vert tendre, pleines de promesses.
Il tourna un regard désolé vers sa jeep dont le capot disloqué, laissait échapper des volutes de fumées grisâtres du plus mauvais augure. D’un geste rageur et malheureux, il essuya du plat de la main le sang qui coulait de son égratignure. Fallait-il vraiment qu’un truc pareil lui arrive justement aujourd’hui ?
La voiture était morte, ou tout du moins bien agonisante, nul n’était besoin d’être mécanicien pour le constater. Il jeta un regard désespéré et accablé à sa montre. Dans moins d’une demi heure elle serait là, comment allait-il faire pour se rendre au village maintenant ?
Alors qu’il sentait un gouffre s’ouvrir sous ses pieds et balayer son avenir, un grognement amical résonna tout à côté de lui. Il sursauta et se retourna précipitamment. Qui lui grognassait dans le dos ? N’avait-il pas assez de soucis comme ça ? Il se trouva soudainement face à un grand cheval à la robe blanche, qui le dévisageait avec curiosité et incrédulité : le locataire de la vaste pâture dont il venait de massacrer 20 bon mètres de barrières. Le cheval le huma de ses larges naseaux, curieux de cet humain ayant atterri avec tant de fracas dans son pré. Il le poussa d’un bout de nez affable, les oreilles pointées en avant et ses yeux sombres pleins de questions.
Le jeune homme tendit ses doigts, se laissa renifler avant de poser une main sur l’encolure musculeuse de l’animal, finalement un peu réconforté par sa présence. Il ne se sentit plus si seul ni aussi abandonné et découragé. Il le gratouilla ainsi quelques minutes, le cheval se prêtant avec délectation à ses marques d’amitié. Tout à coup il interrompit ses flatteries, le regarda droit dans les yeux : une idée à la fois folle et logique venait de lui traverser l’esprit. Il éclata soudain d’un rire joyeux, à nouveau plein d’espoir, tandis que l’animal le considérait d’un œil nettement plus dubitatif.
C’est ainsi qu’on vit ce matin là, par cette journée si débordante de soleil, dont l’air semblait saturé par les parfums entêtants des arbres en fleurs ; débarquer au galop d’un grand cheval blanc, un garçon aux cheveux bruns et au sourire de prince. Ils remontèrent les petites rues du village d’une foulée ample, les battues de la monture claquant sourdement sur les pavés anciens. Le cheval avançait avec impétuosité, heureux de cette sortie qui le changeait de son ordinaire. Enfin, ils parvinrent au centre de la place, ombragée par deux hiératiques platanes centenaires. Le cœur du garçon battait à tout rompre. Serait-elle déjà là ?
Un camion était garé à l’ombre fraîche des arbres colossaux. Un homme, appuyé contre le marche pied du véhicule, fumait posément une cigarette. Au bruit sec des sabots du cheval, il leva les yeux, affichant un air parfaitement ahuri. Le cheval et son cavalier s’approchèrent un peu plus, avant de s’arrêter dans un ébrouement joyeux pour l’un et dans une interrogation mi inquiète mi assurée pour l’autre.
– Alors Franck ? Est-elle là ?
Le dénommé Franck écrasa sa cigarette d’un coup de talon en éclatant de rire.
– Il était inutile que tu joues au Prince Charmant sur sa noble monture pour ça ! Bien sûr qu’elle est là !
Le garçon sauta impétueuse à terre, tout en bafouillant avec émotion :
– Où est-elle ?
– Derrière voyons ! Tu voulais quoi, que je la prenne sur mes genoux aussi ?
Le jeune homme rougit avant de murmurer :
– Certainement pas.
Tout à coup il ne pouvait croire à sa chance, là bientôt, tout de suite il la verrait, la toucherait même. C’était presque surréaliste après avoir tant rêvé d’elle. Il déglutit avec difficulté tandis que l’autre lui tapotait amicalement l’épaule, tout en ouvrant les portes à l’arrière du camion. Alors, sous les yeux des deux hommes, apparut en pleine lumière, luisante sous les rayons admiratifs du soleil, par cette journée qui ne pouvait ressembler à aucune autre, la plus moderne et robuste éolienne qu’on puisse imaginer.
D’une main hésitante le garçon passa ses doigts sur les longs tubes d’acier poli, les larmes aux yeux, avant de lâcher d’une voix émue :
– Voilà Franck le premier pas vers l’indépendance pour notre eco-village : une électricité autonome et propre !