Le passager
La jeune fille repoussa une mèche rose échappée d’une queue de cheval hâtivement confectionnée, alors que, mal réveillée, elle bâillait à s’en décrocher la mâchoire. Dès l’aube, elle avait sauté dans sa voiture, une chaotique Jeep Wrangler, cadeau de son grand père et, en route pour les vacances.
Enfin, pour l’instant elle s’endormait à moitié sur l’autoroute. Les vacances ne commenceraient que ce soir lorsqu’elle serait enfin arrivée chez elle, ou plutôt chez ses parents. Disons dans la maison de son enfance qu’il lui semblait avoir quittée depuis des siècles. Combien le chant grésillant des cigales lui manquait ! Mais peu importe, elle avait été acceptée dans une école d’ingénieurs à Strasbourg, ce qui n’était pas une offre qu’elle pouvait balayer d’un revers de main, sous prétexte d’un manque de soleil et d’oliviers. Avec courage, elle était partie vers les confins lointains de l’Est et s’était adaptée avec la bonne humeur qui la caractérisait. De toute façon elle n’avait pas le choix, mieux valait donc prendre cette expérience avec optimisme.
N’empêche que ce matin, elle n’avait pas traîné pour balancer son sac dans le coffre de son 4X4 et sauter derrière son volant. Elle n’allait pas perdre une heure de plus ici ! D’où la queue de cheval en bataille ainsi que les bâillements intempestifs. Elle n’avait pas non plus voulu perdre quelques minutes en prenant un petit-déjeuner ce qui, elle le comprenait à présent, avait été une erreur. Elle tambourina sur son volant, activa le lecteur CD et bientôt Nickelback raisonna dans l’habitacle. Cela lui permit de se concentrer ou du moins de garder les yeux assez ouverts pour apercevoir un panneau annonçant une prochaine aire de repos comportant une station-service. Elle pourrait y faire le plein et s’offrir un café. Parfait.
Elle n’avait pas si mal roulé malgré tout. Besançon était déjà derrière et bientôt elle rejoindrait l’autoroute A6. Ce soir elle serait en bikini et sauterait dans la piscine ombragée par un vénérable pin parasol. Tout allait bien. Elle chantonna, puis, apercevant le panneau annonçant l’aire de Dôle Audelange, elle mit son clignotant et prit la voie menant à la station. Elle gara sa Jeep grise et s’étira avant de descendre faire le plein. Une fois cela fait, elle partit payer dans la boutique. Elle ne prit pas le temps de flâner dans les rayons, une piscine l’attendait. Elle attrapa un paquet de biscuits et un grand café brûlant. C’était bien suffisant, du moins pour l’instant. De toute façon sa mère avait encore dû préparer un repas pantagruélique, gardiane au riz sauvage ou aïoli, peu importait, ce serait bon et copieux.
Elle paya, puis, ses achats sous le bras, elle grimpa dans sa voiture et partit se garer un peu plus loin, là où elle pourrait boire son café en paix. Elle trouva toute la place voulue et stoppa à l’ombre chiche d’un arbre rabougri. Sans doute n’appréciait-il pas la solitude et la pollution de son biotope. Son paquet de biscuits dans une main et son café dans l’autre, elle s’installa à une table en pierre, posée un peu plus loin sur une herbe si verte qu’elle faisait mal aux yeux.
Elle ouvrit le paquet et but une gorgée de café qui, ô miracle, n’était pas si mauvais. Elle trempa un biscuit dans le gobelet, habitude déplorable mais délicieuse dont elle ne pouvait se départir. Un vent léger vint jouer dans ses mèches roses, les emmêlant un peu plus. Elle soupira. Lorsqu’elle eut terminé son café, elle jeta le gobelet dans une poubelle et glissa le reste des biscuits dans la besace qui lui servait de sac à main. Elle se dirigea vers le petit bâtiment des toilettes afin de se laver les mains et surtout de tenter de mater sa chevelure.
Avoir une crinière de poney c’est bien, mais c’est parfois épuisant, songea-t-elle tout en fouillant dans son sac à la recherche de sa brosse à cheveux.
Elle ressortit de là, toute pimpante, une tresse avait remplacé sa queue de cheval et mettait en valeur la finesse de son cou. Elle essuya ses mains sur son short en jean, grommelant après le manque de papier. Ce fut peut-être à cause de cette distraction qu’elle ne vit pas tout de suite la silhouette assise côté passager. Elle ouvrit sa portière ne remarquant même pas qu’elle ne l’avait pas correctement fermée. Elle s’apprêtait à s’asseoir derrière le volant lorsqu’elle croisa un regard brun. Elle sursauta.
—Eh qu’est-ce que tu fais dans ma caisse ? Descends tout de suite !
Le regard s’accentua, tandis qu’un grognement imperceptible montait de la gorge de l’intrus. Toute fulminante, elle fit le tour de son véhicule et ouvrit d’un geste sec, la portière côté passager.
—Tu arrêtes de déconner et tu descends. Maintenant !
L’autre la considéra de toute sa solide carcasse, se carrant un peu plus dans le siège, sans même répondre. Elle le dévisagea, hésitant entre hurler et éclater de rire : voilà une aventure qui ne lui était jamais arrivée. Elle le regarda. Allons, il ne semblait pas bien dangereux et sous ses mèches d’un noir de jais, il dissimulait un regard franc qui ne pouvait que la toucher. De toute façon, au vu de sa carrure, elle ne se voyait guère le jeter dehors manu militari alors autant accepter l’inévitable. Elle soupira et claqua la porte, avant de grimper derrière son volant.
Elle tourna la clef de contact, non sans grommeler :
—Très bien. Je descends dans le Sud, ça te va ?
L’autre la considéra d’un air goguenard qui était une réponse à lui seul.
Elle haussa une épaule tout en lançant son moteur : Dans quoi s’était-elle encore embarquée !
Il détourna le regard et appuya sa tête contre la vitre, contemplant le paysage, sans plus prêter attention à la jeune fille. Ils passèrent quelques minutes ainsi, les chansons de Nickelback raisonnant en sourdine.
—Au fait, moi c’est Alexine et toi ?
Au son de sa voix, il tourna la tête, la dévisageant avec une sorte de sourire qui ne pouvait qu’être craquant. En voilà un qui sait y faire, songea-t-elle sans pouvoir s’en agacer. Il faut dire que, malgré sa tenue déplorable et les mèches hirsutes qui lui battaient les yeux, il avait un charme certain dont il usait avec brio.
Elle avait toujours eu un cœur tendre, ce que sa grand-mère lui avait assez reproché durant son enfance, lorsqu’elle passait ses mercredis chez elle dans cette petite maison Arlésienne, ombragée par le tamaris duveteux qui poussait dans la minuscule cour. Elle la revoyait encore, secouant son gros doigt boudiné par le travail et couvert de farine, alors qu’elle lui préparait des monticules d’oreillettes légères, croustillantes et embaumant la fleur d’oranger. Tout ça parce qu’invariablement elle ramenait pour le goûter, Enrico ou Emilio, ses copains, fils de gitans, qui habitaient quelques ruelles plus bas. Oui elle revenait aussi avec des escargots aux coquilles brisées qu’il fallait installer avec mille précautions sur des lits de salade en attendant qu’ils refassent leur coquille. Oui c’était vrai aussi, elle ne pouvait le nier, mais de là à dire que c’était un défaut… Enfin bon, aujourd’hui, alors que piscine et bikini l’attendaient, voilà qu’elle se retrouvait avec un passager clandestin. Qu’en aurait pensé Mamet ?
Déjà replaçons les choses dans leur contexte, c’est juste un auto-stoppeur, rien de plus ! se morigéna Alexine, tout en essayant de se concentrer sur la route et la circulation. Ce n’était pas si facile, surtout lorsqu’elle sentait son regard posé sur elle.
Elle doubla un camion et se rabattit ensuite afin d’être assez tranquille pour lui retourner un coup d’œil, qu’elle espéra cinglant.
—Eh, pas la peine de me regarder comme ça !
Il éluda, faisant semblant de s’intéresser aux champs couverts de vaches qui paissaient avec entrain, juste de l’autre côté de l’autoroute. Là où elles étaient placées, elles pouvaient tout à loisir comptabiliser les barbus ou les véhicules rouges, lors de longues séances de rumination. Bien évidemment, il s’en fichait.
—Inutile de faire semblant, sans déconner. J’suis déjà assez sympa de t’accepter dans ma bagnole et de ne pas te virer à la première aire de repos venue, à coup de Converse dans le cul, tu pourrais au moins avoir un minimum de politesse, non ?
Il se tourna vers elle, considérant son visage délicat tout encoléré, ses cheveux étranges et surtout son odeur douce, faite de mille fragrances qui toutes parlaient d’escapades sur des sentiers battus de poussière et inondés de soleil. Il soupira. Elle n’avait pas tout à fait tort même si cela entamait quelque peu sa fierté.
Il laissa échapper un grommèlement, qu’il espéra amical, tout en lui lançant ce regard qu’il savait irrésistible. Iris, sa précédente compagne, avait quant à elle dû finir par s’en trouver immunisée puisque du jour au lendemain, il s’était vu expulsé de leur joli appartement. Il n’avait rien vu venir. Elle l’avait accusé de tous les maux de la terre et d’autres aussi dont il ne se sentait pas vraiment responsable. Ok c’est vrai, il traînait plus que de raison sur le canapé du salon, bon il ronflait aussi et il pétait assez souvent au lit, tout cela il voulait bien le reconnaître. Est-ce une raison pour le traiter comme ça ?
Avec une sorte d’hystérie, elle lui avait reproché d’être un poids mort et un boulet qui l’étouffait au lieu de l’épanouir. Il aurait bien rétorqué qu’il n’était pas responsable de son bonheur, mais au vu de son état, il avait préféré s’éloigner avec le peu de dignité qui lui restait.
Il avait été aisé de repérer la jolie fille. Avec ses cheveux étranges, on ne voyait qu’elle sur le parking ! Se glisser dans sa voiture avait été d’une facilité confondante : elle n’avait même pas claqué la portière, comme si elle cherchait inconsciemment à provoquer quelques évènements. Donc qu’elle ne se plaigne pas s’il se trouvait à présent sur le skaï pas très confortable de son 4X4. Cette leçon lui apprendrait peut-être la prudence la plus élémentaire. Sans qu’il le veuille, son ventre gargouilla. Cela faisait un bon moment qu’il avait eu son dernier vrai repas et vu son gabarit, il ne pouvait se contenter de picorer trois miettes comme une anorexique. Ah oui, Iris lui avait aussi reproché son appétit ! Vraiment !
Il soupira en ressassant ses pensées, son estomac réclamant de plus en plus fort. La jeune fille lui jeta un bref coup d’œil, les sourcils froncés.
—Quoi encore ?
Il planta son regard brun dans le sien y lisant toute la douceur qu’il avait pressentie. Il se tortilla, gêné par sa faim de plus en plus dévorante.
Elle esquissa un sourire, qui dévoila de jolies dents, blanches et droites.
—Bien sûr je tombe sur un affamé, évidemment !
Tenant son volant d’une main elle attrapa son sac de l’autre, fouilla et en sortit les restes de biscuits.
—Tiens, je n’ai rien d’autre, il faudra t’en contenter.
Il lui retourna un sourire, avant de saisir délicatement les biscuits. Il les engloutit en deux minutes, répandant des miettes sur tout le siège. Iris aurait hurlé, mais la jeune fille, Alexine, se contenta de rire tout en remarquant :
—Et ben, tu crevais de faim !
Elle lui retourna un autre regard, navré cette fois. Elle ne dit cependant rien, se contentant de triturer les bagues en argent qui couvraient ses doigts en un tic quelque peu obsessionnel.
Il reporta son attention sur la route bien que rien de très intéressant ne s’y déroulât. La circulation normale d’un milieu de semaine, entre les files de camions venus des confins de l’Europe et les voitures qui tentaient d’avancer tout en respectant les innombrables limitations de vitesse. Il préféra fermer les yeux, la tête en appui contre la vitre, il s’endormit sans même le vouloir.
Elle le considéra le cœur serré, déjà vaincue. Allons, elle pourrait bien négocier avec sa mère pour l’héberger quelques jours. Ensuite, il serait temps de trouver une autre solution. Mais, à présent qu’il était dans sa voiture, elle s’en tenait pour responsable, ce qui, elle le savait, était une erreur. Hélas son bon cœur avait encore frappé. Tiens, elle aurait dû choisir de devenir assistante sociale plutôt qu’ingénieur, parce qu’à ramasser tous les cas désespérés de la vie, elle n’irait pas très loin.
Enfin, je ne récupère pas non plus toute la misère du monde, s’agaça-t-elle, en un monologue intérieur. Elle ne cherchait qu’une solution pour lui, tout assoupi en tas débraillé.
L’un dormant, l’autre conduisant, ils parvinrent en douceur jusqu’à l’autoroute A6 qui faisait déjà pressentir tout le Sud. Il suffisait de se laisser glisser jusqu’à la Méditerranée. Un peu avant Lyon, elle décida de s’arrêter afin de boire un autre café et de se dégourdir les jambes.
Elle gara le 4X4 un peu à l’écart de la station, coupa le contact et s’étira, tout en lui lançant un coup d’œil. Il dormait toujours d’un sommeil de plomb. Elle haussa une épaule. Allons, elle pouvait bien le laisser là, elle ne prenait pas de grands risques.
Elle sortit de sa voiture, respirant avec plaisir un air qui propageait déjà des senteurs méridionales. Bientôt elle serait chez elle, bientôt elle ne quitterait plus son bikini. Rêvant déjà à la plage et aux bords de sa piscine, elle ne fit pas attention aux quelques hommes qui se tenaient trop nonchalamment devant la station. Elle passa devant eux, sans même les remarquer. Cependant, l’inverse ne fut pas vrai. Quelques minutes plus tard, elle ressortait un sachet à la main et un café dans l’autre. Elle doubla à nouveau leur groupe et cette fois les hommes l’interpellèrent.
—Eh tu vas où comme ça ?
Elle sursauta, revenant brusquement à la réalité. Elle leva les yeux au ciel, déjà blasée. Elle ne répondit pourtant rien, sachant que cela ne ferait que les provoquer un peu plus. Elle poursuivit sa route sans se préoccuper d’eux, espérant qu’ils auraient autre chose à faire de leur journée. Hélas, cela ne semblait pas être le cas. Ils la suivirent, louchant sur ses jambes nues, tout en l’entourant d’un brouhaha de mots crus. Elle serra les dents, les jointures de ses doigts blanchissant sur le gobelet en carton. Dans peu de temps, elle ne pourrait plus s’empêcher de leur donner des claques, ce qui ne serait pas la solution.
Alors que l’un des hommes commençait à la serrer d’un peu trop près, les autres poussèrent un cri qui faisait une sorte de :
—Putain con !
Planté sur le trottoir, il était là, les considérant de toute sa stature, d’un regard qui n’avait plus rien de charmeur, tout au contraire. Sa barbe hirsute lui donnait un côté fort peu aimable, tout comme les muscles saillants de ses épaules qu’il fit rouler en marchant sur le groupe. Les hommes, tout à coup, se trouvèrent peu enclins à affronter un tel adversaire. Ils prirent leur courage sous le bras et s’enfuirent telle une volée de moineaux.
Elle lui renvoya un sourire et comme si c’était naturel, lui tendit le sandwich au jambon qu’elle lui avait acheté. Il le prit avec reconnaissance et sans plus s’en faire, ils repartirent vers la Jeep, garée entre deux camions.
La suite du voyage se déroula paisiblement, dans une bonne humeur pleine de cette nouvelle complicité. Elle lui raconta toute sa famille, ce qui les occupa sans voir le temps passer. En fin d’après-midi, elle remontait l’allée en gravillons blancs, qui crissa amicalement sous les pneus du 4X4. Elle exhala un long soupir satisfait, elle était de retour chez elle. Elle ouvrit la portière, sentant la brûlure du soleil Provençal sur sa peau, tandis que l’air embaumait des mille fragrances des collines. Les cigales, aplaties par la chaleur, se réveilleraient avec la fraicheur de la nuit. Pour l’instant, seule une corneille avait l’intrépidité d’affronter la touffeur estivale.
Alexine respira avec satisfaction, heureuse d’être arrivée, heureuse de la perspective imminente de la piscine. Alertée par le bruit de la voiture, sa mère se précipita depuis la terrasse, portant le paréo et le bob qu’elle avait achetés l’année passée, lors de leurs vacances aux Caraïbes. Sans doute était-elle en train de prendre un bain de soleil.
Elle s’avança vers sa fille, les larmes aux yeux d’une joie débordante. Soudain, alors qu’elles allaient s’embrasser, la portière de la voiture fut repoussée et il sauta à terre. Elle tressaillit en le voyant, lançant un coup d’œil effaré à sa fille :—Depuis quand tu as un chien, Alexine ?