Une demi-heure de tragédie
Trente minutes de retard ! Le froid était terrible. Il releva son col et avança derechef un peu plus vite, luttant contre les bourrasques qui le faisaient trébucher. L’air glacé, s’insinuait partout le faisant grelotter. Son visage était devenu insensible sous les assauts de la tempête. Il s’évertuait pourtant à continuer, clignant des paupières, les yeux larmoyants, les poumons presque congelés.
Il pensa à Anastasia. Cela lui redonna un peu de force et il repoussa les flocons tourbillonnants, qui lui fouettant la figure le transformaient en un étrange et terrifiant bonhomme de neige. Anastasia, sa douce, sa fine, sa délicate Anastasia… Déjà elle devait l’attendre et tournait furieusement en rond, guettant son arrivée. Sans doute s’inquiétait-elle de ne pas le voir. Elle s’alarmait toujours de sa moindre minute de retard, elle était plus jalouse qu’une tigresse et aurait souhaité le garder près d’elle à chaque instant. Cet amour si exclusif aurait pu paraître étouffant pour un autre que lui. Tout au contraire luttant contre la violence de l’hiver il ne songeait qu’à la retrouver. Le temps loin d’elle n’était qu’une sorte de parenthèse obligatoire, il ne vivait que lorsque son regard croisait le sien, plus sombre et plus mystérieux que celui d’une gitane.
Courbé en deux il avança encore plus vaillamment, regrettant d’être parti si vite et d’avoir oublié de prendre sa chaude parka, son costume de cadre dynamique n’étant pas prévu pour ce genre de périple ! Il jura entre ses dents lorsqu’une rafale plus forte le fit vaciller, le propulsant contre le talus où la neige s’agglutinait déjà. Il se releva poussé par la seule volonté de retrouver Anastasia, et tant pis pour Valérie ! Sa colère envers sa femme lui fit encore gagner quelques mètres. Il ne regretta pas son départ précipité, enfin précipité… Il était pour tout dire parti en claquant la porte au nez d’une Valérie furieuse et médusée ! Il ne regrettait que deux choses, d’avoir oublié sa parka et d’avoir omis de faire le plein de son vaillant mais néanmoins peu économique CJ7 ! Le vieux 4X4 rouge s’était étouffé dans un misérable cafouillis dû à une panne sèche. Il n’avait eu que le réflexe de le garer sur le bas coté de la route avant qu’il ne refuse tout service. Bien sûr au vu du temps, personne ne préférait circuler sur cette petite route de campagne. Il n’avait que peu de chance de croiser un autre usager. Il ne lui restait plus qu’à se débrouiller tout seul.
Une demi-heure déjà qu’il crapahutait dans le vent et le froid mordant. Heureusement la colère qu’il nourrissait envers Valérie lui tenait chaud, ou du moins le rendait indifférent aux flocons qui le frappaient au visage et s’incrustaient dans son cou.
Il jura encore, cette fois cependant à l’encontre de sa femme. Qu’avait-elle à être jalouse d’Anastasia ? Elle connaissait parfaitement la situation lorsqu’elle avait accepté de lui dire « oui », voici deux ans déjà. Pourquoi à présent lui reprochait-elle cette relation ?
Au début elle trouvait cela parfaitement justifié, après tout le couple qu’il faisait avec Anastasia était plus que nécessaire pour progresser dans les échelons sans pitié des compétitions internationales. Ce n’est que petit à petit qu’elle avait renoncé à venir le voir aux entraînements, qu’elle avait commencé à lui reprocher ces week-end où il partait concourir, ces soirées où il devait travailler et travailler encore avec Anastasia afin de décrocher les premières places.
Peu à peu elle en était venue à lui reprocher chaque moment qu’il ne passait pas avec elle, à ne plus supporter d’ailleurs de le voir se consacrer à autre chose qu’elle même.
« Tiens tu es encore allé voir ta rousse » lançait-elle méprisante, en parlant d’Anastasia, furieuse de sentir son odeur sur lui. Elle avait beau se raisonner, elle ne pouvait rien changer à la jalousie impérieuse qui la rongeait. Elle aurait voulu que les choses soit autrement, mais pour cela il aurait fallu qu’il fasse un effort lui aussi. Toutefois cet effort là, il ne serait jamais prêt à le faire. Elle en avait eu la preuve ce soir même, lorsqu’il était parti rejoindre « l’autre », en lui claquant la porte au nez !
Il serra les dents, si fort qu’elles grincèrent, bien qu’il ne s’en aperçut pas. Comment avait-elle pu avoir le culot de lui demander de choisir entre elle, Valérie, sa femme, et Anastasia, sa coéquipière, son alter ego, son autre lui même…
Comment pouvait-elle croire, s’imaginer un millième de seconde qu’il pouvait renoncer à Anastasia ? Elle faisait comme partie de lui, jamais il ne pourrait s’en séparer. Bien sûr elle avait un caractère de cochon, des sautes d’humeurs, des éclats de rage, mais il l’aimait comme elle était. A eux deux ils formaient un couple étonnant et si complémentaire qu’on parlait peut-être d’une sélection pour les prochains jeux olympique. Un rêve !
Alors pour Valérie, il aurait fallu abandonner Anastasia, oublier les JO ? Impossible !
Ce soir cependant, la jeune femme, ses pommettes rouges d’une rage longtemps contenue l‘avait sommé de choisir entre elle et l’autre rousse ! Sa réponse avait fusé. Sur un « jamais » il l’avait laissée, plantée là, dans leur joli salon, afin d’aller retrouver la douceur câline de « sa rousse ».
Encore quelques minutes tout au plus et il serait près d’elle. Elle le regarderait venir, comme chaque soir, de ses immenses yeux plus sombres que la nuit. Il poserait ses mains sur ses épaules et la sentirait frémir. Elle baisserait la tête et s’appuierait un moment contre lui, les yeux mi-clos, heureuse simplement de le savoir là. Il l’embrasserait dans la tiédeur de son cou, respirant son odeur douce, si particulière et qu’il aimait tant. Ses mèches, si rousses, se mêleraient à ses propres cheveux bruns, courts, et il serait bien, enfin. Elle froncerait les lèvres, ressentant sa peine et sa colère. Ses yeux brilleraient d’un éclat presque sauvage, mais elle ne dirait rien bien sûr.
Dès le premier jour elle avait détesté Valérie, détesté chaque geste, chaque parole de la jeune femme. Elle aurait rêvé pouvoir la mordre voire lui appliquer un bon coup de pied, même si cela ne se faisait pas, paraît-il ! Il faut dire que Valérie n’avait fait aucun effort pour tenter de nouer une amitié ou du moins un modus vivendi acceptable. Non, tout au contraire elle l’avait très vite traitée de « rousse » voire de grande perche, comme si elle était idiote et ne comprenait rien !
Anastasia ne répliquait pas. Elle aurait pu bien sûr, mais elle se contentait de détourner le regard et de secouer la tête en signe plus qu’évident de mépris. Allons ce n’est pas elle, qui s’abaisserait à des chamailleries indignes de sa qualité. Moitié anglaise par sa mère moitié princesse égyptienne par son père, elle avait trop conscience de sa lignée et de son éducation pour se livrer à ses plus bas instincts. Ce qui était bien dommage songeait-elle parfois. Il doit être si bon de pouvoir se comporter librement, sans tenir compte des bonnes manières. Elle le savait néanmoins, jamais elle n’agirait ainsi. Pour rien au monde elle ne courrait le risque de le décevoir. Elle ne voulait qu’une chose au monde : voir briller dans son regard clair cet éclat de fierté. Alors si pour cela elle devait supporter les remarques acerbes de cette Valérie, elle les supporterait, oui. Si pour cela il lui fallait effectuer des sauts toujours plus hauts, des figures encore plus compliquées, alors oui elle était prête. Sous sa finesse et sa grâce, elle cachait une force surprenante, une robustesse et une capacité de récupération hors du commun, un mental inébranlable qui faisait d’elle une redoutable championne. C’est vrai aussi qu’il est toujours plus facile de savoir pourquoi on se bat et surtout pour qui. Elle, elle se donnait corps et âme pour lui… Uniquement pour lui.
Alors au milieu de la furie des éléments, des flocons qui lui cinglaient le visage, des bourrasques qui le repoussaient en un combat inégal, il se rappela la première fois. Cette première fois où il l’avait vue, seule, si jeune, si belle… Où était-ce ? Il ne s’en souvenait plus, il ne se rappelait que l’éclat de son regard, que la souplesse de sa silhouette, que cette rousseur de fauve qui l’enveloppait telle une aura de feu.
Beaucoup s’étaient moqués de lui : allons jusqu’où pensait-il aller avec une partenaire aussi inexpérimentée ? Puis les critiques s’étaient tues, peu à peu, au vu de leurs résultats si stupéfiants. A présent nul n’osait émettre la moindre remarque. Lorsque leur couple évoluait, force et douceur mêlées, nul ne pouvait détacher son regard devant tant d’harmonie et de complicité.
Alors oui, ils avaient réussi à faire taire les sceptiques, oui ils avaient atteint un niveau qu’il n’aurait pu rêver. Cela il lui devait à elle, et à elle seule. Il n’était pas si doué, il en avait pleinement conscience, cependant avec elle, qualités et défauts se combinaient en un cocktail explosif.
Ils avaient progressé, vite, très vite, en un couple si équilibré et si homogène qu’il frisait la fusion. Et Valérie était entrée dans leur vie.
Rageusement il tenta de la chasser de ses pensées, sans y parvenir néanmoins. Il l’aimait. Comment aurait-il pu l’oublier ? Sitôt qu’il l’avait aperçue, jeune journaliste un peu effrayée, il en était tombé irrémédiablement amoureux. Comment ne pas l’être ? Elle était si simplement belle, mince silhouette toute blondeur et douceur. Il l’aimait, alors pourquoi voulait-elle exiger plus qu’il ne pouvait lui donner ? Son amour ne lui suffisait-il pas ? Il lui fallait aussi lui abandonner toute son âme ? Ne pouvait-elle pas comprendre, au lieu de le forcer à des choix qu’il ne souhaitait pas ?
Il avança un peu plus vite, furieusement. Au loin là bas, il aperçut les lueurs provenant du club, où déjà Anastasia l’attendait. Une onde de douceur l’envahit. Il oublia la neige, le froid, le vent glacial, pour ne voir que la tendresse de sa partenaire. Elle était là-bas, elle ne pouvait être ailleurs. Elle guettait impatiemment, sans aucun doute possible, son pas qui résonnerait comme chaque soir dans le vaste couloir.
Ignorant les congères, oubliant ses pieds détrempés et glacés, il accéléra l’allure, luttant tel un boxeur contre la tempête, adversaire redoutable et non avare de coups bas !
Enfin en tâtonnant, il poussa la porte. Une tiédeur apaisante l’accueillit soudain, l’enveloppant instantanément d’une vague bienfaisante et amicale. Il poussa un soupir de soulagement tout en repoussant le lourd ventail en bois. Il s’ébroua en riant, heureux d’être simplement là, oubliant Valérie et ses exigences, oubliant tout ce qui n’était pas la silhouette toute rousseur qui l’attendait au bout du couloir. Il se secoua à nouveau faisant choir les ultimes flocons qui, en fondant, firent de minuscules flaques à ses pieds.
Doucement comme chaque soir, il lança :
– Alors ma belle, comment vas-tu ? Sa voix résonnait d’amour et de tendre habitude.
Au même instant elle hennit impérieusement en passant sa fine tête racée par dessus la porte de son box, tout en faisant voleter sa courte crinière alezane. Elle l’appela anxieusement et tapa d’un antérieur contre sa porte, afin de lui montrer toute son inquiétude. Presque en courant il s’approcha d’elle. Il ouvrit vivement le battant couvert de plaques prestigieuses, attestant des nombreux Grands Prix de jumping qu’elle avait remportés. Il noua ses bras autour de sa puissante encolure et lui grattouilla la base des oreilles. Elle grogna de plaisir et les yeux mi-clos elle lui mordilla sa veste.
Il murmura alors, plus pour lui-même que pour sa jument :
– Toi et moi ma belle, ma douce Anastasia c’est pour la vie…